“Allongée dans le hamac, elle
lisait de la poésie depuis plus d'une heure. Ce n'était pas facile
: elle ne cessait de penser à l'arrivée prochaine de George, qui
était allé chercher Cécil, et elle glissait constamment, par
petits abandons à demi consentis, au point de finir tassée sur
elle-même, le recueil au-dessus de la tête, au bout de son bras
ankylosé. Comme la lumière faiblissait, les mots s'étaient mis à
se fondre les uns dans les autres. Elle espérait avoir l'occasion
d'observer Cecil de loin, d'absorber sa présence pendant un instant
au moins avant qu'il ne l'aperçoive, qu'il ne lui soit présenté,
qu'il ne la questionne sur sa lecture. Il devait avoir manqué son
train ou, du moins, sa correspondance : elle le vit arpentant le long
quai de la gare de Harrow et Wealdstone, rerettant d'avoir fait le
déplacement. Cinq minutes plus tard, sous le ciel crépusculaire qui
rosissait au-dessus de la rocaille, l'hypothèse d'un incident bien
pire lui semblait déjà envisageable. Soudain, à la fois grave et
excitée, elle se représenta l'arrivée d'un télégramme, la
propagation de l'effroyable nouvelle ; elle s'imagina en proie à des
sanglots incontrôlables, puis, des années plus tard, décrivant
l'épisode à un tiers – sans pour autant avoir décidé en quoi
consistait ladite nouvelle”.
Dès l'incipit nous découvrons
Daphné, jeune fille de seize ans, qui, bien qu'elle le sache pas
encore, va voir sa vie chamboulée en un week-end. Son frère,
George, a en effet invité son ami rencontré à l'université,
Cecil, dans leur domaine de Deux arpents. Ce qui ne semble qu'être
un week-end sans importance est en fait le point de départ d'une
histoire qui va traverser le XXe siècle. L'Histoire apparait en
arrière-plan en ayant tout de même son importance puisqu'elle va
profondément toucher la vie des personnages. A chaque nouvelle
partie, (il y a 5 parties), nous faisons connaissance avec de
nouveaux personnages en même temps que nous faisons un bond dans le
temps, mais Daphné, Cecil et George restent au centre de
l'attention. Deux thèmes traversent tout le roman : l'homosexualité
et la mémoire. Très vite, le lecteur apprend que George et Cécil
ne sont pas seulement amis, mais un peu plus que cela. Mais vivre son
homosexualité au grand jour est impossible dans l'Angleterre de
1913. Aussi les deux jeunes hommes cachent-ils leur relation en
s'affichant comme des proches amis. La famille de George est ravie de
voir le garçon, timide et effacé, s'ouvrir davantage depuis qu'il
connait Cecil. Mais George est totalement sous l'emprise de Cecil,
l'aristocrate plaisant et affirmé, capable de charmer tout ceux
qu'il rencontre. Mais surtout, Cecil est un poète. Il était donc
tout destiné à séduire une famille au sens artistique développé.
Nous vivons ce week-end avec les
personnages, puis nous faisons un saut dans le temps pour atterrir
quelques années après la Première Guerre mondiale. Les personnages
ont changé, font leur vie. Il y a tellement de changements que j'ai
été un peu surprise, ne sachant pas où voulait en venir l'auteur.
Mais je me suis laissée facilement porter par la plume de l'auteur.
Ses descriptions empreintes de mélancolie m'ont transportée d'une
époque à une autre. Le temps passe, nous suivons les personnages
mais ceux-ci semblent toujours nous échapper. Il est difficile de
s'attacher à eux mais cela n'est pas un point négatif à mes yeux.
Si on ne peut pas les apprécier à leur juste valeur, c'est parce
qu'on ne sait pas vraiment qui ils sont. Ils nous filent entre les
doigts, comme le temps qui passe. Et leur mémoire n'arrange pas les
choses. Lorsqu'on leur demande de se souvenir de ce fameux week-end
où tout a changé, ils hésitent, changent leur version des faits,
prétendent ne plus se souvenir. Et qui peut être sûr qu'ils
mentent alors qu'eux seuls connaissent la vérité ? Se pose ainsi la
question des écrits. Peut-on croire ce qui est écrit dans des
mémoires ? Les personnages oublient, volontairement ou non, des
événements du passé. Des souvenirs s'effacent ou sont modifiés en
fonction des intérêts des personnages. Daphné, George, Cécil,
mais aussi les personnes qui les entourent, tous ont des choses à
cacher et évitent les questions qu'on leur pose sans cesse.
“Il passa dix minutes sur la
propriété, comme hypnotisé mais déconcerté aussi, attiré par
chaque fenêtre. Il chercha partout un tout petit quelque chose,
assez petit pour rejoindre les livres dans sa sacoche. Pas un pot de
fleurs ni une brindille mais un souvenir indiscutable d'avant la
Première Guerre mondiale. Un fer à cheval rouillé au-dessus de la
porte d'entrée avait glissé de côté sur son clou, la bonne
fortune avait chaviré : il aurait pu le décrocher aisément mais
n'aima pas l'idée ; il le remit d'aplomb – quelques secondes
après, le fer retrouva sa position de guingois. Devant les fenêtres,
il y avait des parterres de fleurs à l'abandon, du genre où les
cambrioleurs laissent des empreintes : il se pencha au-dessus d'eux.
Main en visière, il scruta la pénombre à l'intérieur, où des
prises de courant, des lignes et des carrés noirs sur le papier
peint constituaient désormais l'unique décoration. Une grande pièce
dotée de portes-fenêtres côté jardin avait dû être un salon.
Paul imagina aisément Cecil faisant la cour à Daphné devant la
cheminée en brique. Un carré de moquette beige élimée et tachée
recouvrait une partie du parquet. Au fond, il distingua vaguement une
alcôve pleine d'ombres, sous une énorme poutre en chêne. Il crut
discerner ce que ce décor pouvait avoir eu de romantique, voire de
beau ; mais lorsqu'il s'éloigna de la fenêtre, pour se promener
dans les hautes herbes et prendre d'autres photographies, il trouva à
la maison un air de gigantesque carcasse. Il remarqua alors qu'une
partie avait été démolie : il restait un gros triangle noir sur le
briquetage qu'un toit avait dû jouxter jadis. La nouvelle fenêtre
qu'on avait percée, destinée à une salle de bains, n'était pas
dans l'alignement des autres. Si on le voulait vraiment, on pouvait
ôter tout son charme à un endroit, jusqu'au charme du délabrement.
Paul avait cru qu'il retrouverait les choses telles qu'elles avaient
été en 1913, plus profondément ancrées, naturellement,
discrètement modernisées, adaptées avec goût, mais que tout
serait encore là : la rocaille, le “bosquet scintillant” devenu
un bois charmant, et les arbres entre lesquels avait été pendu le
hamac portant encore les marques des cordes dans leur écorce. Il
avait cru que d'autres enthousiastes auraient eu la curiosité de
venir, au fil des ans, visiter la maison et qu'elle aurait arboré un
petit froncement de sourcils d'estime de soi, habitée par la
conscience presque amicale qu'on l'admirait. Elle serait digne de sa
réputation. Mais, vraiment, il n'y avait rien à voir. Les fenêtres
à l'étage, le regard vide, paraissaient méditer sur les reflets
des nuages.”
Les bâtiments eux-même sont la
proie du temps qui passe. Du domaine de Deux arpents, rendu célèbre
par un poème de Cecil, il ne reste que des ruines dont plus personne
ne se soucie. Les événements ayant eu lieu à Deux arpents ne sont
alors plus qu'un lointain souvenir.
Il y a des non-dits dans ce
roman, des choses que l'on cache par honte et parce que la société
n'est pas toujours prête à entendre la vérité. L'homosexualité
est un tabou, puis elle fait l'objet d'un grand intérêt, si bien
que les écrivains homosexuels sont mis sur le devant de la scène.
Les personnages nous échappent, et avec eux disparaissent leurs
secrets. Ce roman, servi par une plume mélancolique, offre également
une belle réflexion sur l'écriture et l'art en général.
Je l'ai gagné à un concours grâce aux blogs !! (mon deuxième concours gagné en 2 semaines, moi qui ne gagne jamais rien)
RépondreSupprimerOn m'a dit que c'était dans l'ambiance de Downton abbey ?
P.S. : j'ai répondu à ton commentaire sur mon blog :-)
RépondreSupprimerC'est dommage qu'il n'y ai pas un système d'alerte car on ne sait jamais si quelqu'un nous a répondu ou si on voit notre réponse sur blogspot (d'autres plateformes le font)
Deux concours gagnés ! Tu as de la chance ^^
RépondreSupprimerLe début peut faire penser à Downton Abbey parce que ça commence en 1913. Mais ça s'arrête là (à mes yeux). Les deux thématiques centrales sont vraiment : l'homosexualité et la mémoire. L'ambiance est assez particulière, c'est très mélancolique.
J'espère que ce roman te plaira en tout cas !
Je suis d'accord pour ce système d'alerte de réponse aux commentaires. Parfois je vais voir si on m'a répondu mais pas toujours ^^
Je ne suis pas si sûre qu'il me plaira alors. Je verrai bien !
RépondreSupprimerOui, je n'y pense pas toujours non plus.
Sympa ! Pas dans mon genre pour le moment mais je retiens !
RépondreSupprimerMerci pour ton commentaire chez moi 😊
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerCe roman me fait de l’œil à chaque fois que je le croise. Quelque chose me dit que je vais bientôt craquer !
RépondreSupprimer@LeSalon DesLettres -> Je serai curieuse de voir ton avis alors ! :)
RépondreSupprimer@Saleanndre -> Oui ça dépend des envies lectures du moment. Mais je t'en prie, j'aime toujours passer sur ton blog ;)
@labibliothequedebenedicte -> C'est bien de craquer ! =D
Il est dans ma PAL ! Je ne sais pas encore quand je vais le sortir mais bientôt ! ;)
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