mercredi 27 mai 2015

"Chaude, pensaient les Parisiens. L'air du printemps. C'était la nuit en guerre, l'alerte."

D'Irène Némirovsky, j'avais lu la nouvelle Le bal, nouvelle où une petite fille qui déteste sa mère fait tout pour ruiner un bal que cette-dernière organise. J'avais apprécié, mais sans plus. Mon chemin a de nouveau croisé Irène Némirovsky (enfin, son oeuvre, pas elle) lorsque l'adaptation cinématographique de Suite française a été diffusée dans les salles obscures. C'est un article sur le film, lu dans un magazine, qui a attiré mon attention. Cet article expliquait comment le roman a été publié. Il se trouve que c'est une oeuvre posthume et non achevée, publiée en 2004. Suite française devait contenir cinq parties mais n'en contient que deux car Irène Némirovsky a été arrêtée puis déportée en 1942. Peu de temps après, son mari a lui aussi été arrêté. Leurs deux filles se sont enfuies avec leur gouvernante et ont sillonné la France pour échapper aux autorités. Dans leurs valises, le manuscrit de Suite française. C'est l'histoire de ce manuscrit qui m'a donné envie de me plonger dans le roman. L'auteur savait qu'elle allait être arrêtée, et elle a écrit en sachant qu'elle allait quitter un jour ou l'autre sa famille.


Suite française est divisée en deux parties : Tempête en juin et Dolce. Tempête en juin se concentre sur l'exode suite aux défaites françaises. Des familles parisiennes font leurs bagages et fuient l'armée allemande qui marche sur la capitale. Nous suivons plusieurs de ces familles dans leur fuite. Les Péricand, les Michaud, les Corte... Des familles avec enfants, des familles dont des fils ont combattu, ou des couples sans enfants, tous sont touchés. Les familles que nous suivons sont différentes mais ont le même objectif : atteindre le sud de la France. Ils sont des milliers à être dans ce cas. Les routes sont devenues impraticables. Des bombes explosent. Les auberges et hôtels n'ont plus ni place ni nourriture. L'exode a son lot d'horreurs et va pousser les Français aux pires comportements. On peut critiquer ses personnages. Dans ses descriptions, le narrateur adopte un regard très dur envers eux. Pourtant, on ne peut s'empêcher de se poser une question : à leur place, qu'aurais-je fait ? Irène Némirovsky sonde l'âme humaine pour mettre à jour la noirceur qui peut en sortir lors des moments difficiles. Pourtant, une lueur de solidarité éclaire parfois le quotidien de ces personnages. On découvre des scènes d'entraide, notamment lorsque des fermiers accueillent et soignent des soldats blessés. Dans cette partie, il n'y a pas une intrigue, mais plusieurs. Nous voulons savoir ce que ces personnages vont devenir. Vont-ils atteindre le sud de la France ? Vont-ils survivre ? Parfois, les familles que nous suivons se croisent. Ces scènes montrent que dans ces situations, des personnes qui n'ont rien en commun vivent les mêmes galères, les mêmes peurs, les mêmes difficultés. 


Dans la deuxième partie, Dolce, les Allemands se sont installés en France. Irène Némirovsky se concentre sur Bussy, un petit village où les Allemands doivent arriver. Chez les Angellier, on doit accueillir un officier. Lucille vit avec sa belle-mère. Son mari, Gaston, est prisonnier. Pourtant, la jeune femme n'éprouve pas une grande peine. Elle n'était pas heureuse avec Gaston. Elle doit cependant vivre sous le regard froid et inquisiteur de sa belle-mère. Désormais, tout le village va vivre à l'heure allemande. Ce qui m'a surpris durant ma lecture, c'est qu'Irène Némirovsky ne s'en prend pas aux Allemands dans son récit. On ne sent pas de haine, pas de volonté de se venger. Les Allemands qui arrivent à Bussy sont jeunes, ils sont ravis de s'installer après un long voyage, mais sont tristes aussi d'être si loin de chez eux. Dans les descriptions, on voit qu'ils sont comme tout le monde. Ce ne sont pas des anges, non, bien sûr. Mais ce qu'on voit dans cette partie du roman, c'est qu'une partie des Allemands subissait les événements. A Bussy, les jeunes femmes sont ravies de voir débarquer de si jeunes et beaux soldats. Français et Allemands apprennent à se connaître. Lucille, elle, apprend à connaître l'officier qui vit chez elle. Cette deuxième partie, c'est l'histoire d'une cohabitation. Irène Némirovsky pointe également les perceptions qu'ont les habitants de cette situation, en fonction de leur classe sociale. L'Occupation creuse un peu plus le fossé qui séparait déjà les grands propriétaires terriens des fermiers et villageois. 

J'ai aimé Suite française parce que ce roman nous permet de découvrir un des aspects de la Seconde Guerre mondiale et de l'Occupation. Je n'avais jamais lu de roman décrivant l'exode, c'est pourquoi j'ai beaucoup aimé lire la première partie du roman. La deuxième partie m'a surprise. Pour cette période, on s'attend plutôt à découvrir des Allemands qui torturent les Résistants, qui installent un climat de terreur dans le territoire occupé pour se faire respecter. Ici, sans que ce soit idyllique, Irène Némirovsky décrit des Allemands qui, dans l'ensemble, respectent les villageois. Elle est beaucoup plus critique envers les Français, notamment dans la première partie, Tempête en juin.

 Je tiens aussi à souligner que la préface de Myriam Anissimov est remarquable. Elle revient sur la vie de l'auteur et sur le contexte de l'écriture et de la publication de Suite française. Les annexes méritent elles aussi d'être lues. Il y a les notes d'Irène Némirovsky, qui retracent son projet de roman et ses idées. Cela permet de découvrir la genèse de l'oeuvre, comment l'auteur voyait les choses, ce qu'elle voulait faire. On y découvre ses projets pour les parties qui suivent Dolce et qui n'ont pas pu être écrites. Et après ses notes, il y a la correspondance d'Irène Némirovsky avec ses éditeurs, puis celle de son mari, lorsque Irène est arrêtée et déportée. C'est profondément touchant. On ressent leur peur, puis le désespoir du mari. Sa détresse est émouvante. Dans ses notes, intitulées Notes sur l'état de la France, Irène Némirovsky écrit, en référence au poème de Baudelaire, “Le Guignon” : 
“Pour soulever un poids si lourd 
Sisyphe, il faudrait ton courage. 
Je ne manque pas de coeur à l'ouvrage 
Mais le but est long et le temps est court.” 

Le Guignon
Pour soulever un poids si lourd,
Sisyphe, il faudrait ton courage !
Bien qu'on ait du coeur à l'ouvrage,
L'Art est long et le Temps est court.

Loin des sépultures célèbres,
Vers un cimetière isolé,
Mon coeur, comme un tambour voilé,
Va battant des marches funèbres.

- Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l'oubli,
Bien loin des pioches et des sondes ;

Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.

Irène Némirovsky n'aura pas eu le temps de finir le livre qu'elle avait commencé. Mais même inachevé, (et parce que inachevé) on ne peut qu'être touché par ce témoignage sur ces sombres années. 

9 commentaires:

  1. Tu me donnes envie de le lire (ou relire, parce que depuis que je le vois en librairie je suis persuadée de l'avoir déjà lu; mais je crois que je me trompe, maintenant que je lis ta chronique) !
    Je prendrais le temps de la lire plus précisément plus tard, car il se fait tard et je viens de terminer mon article sur Tatiana de Rosnay :)
    Merci pour ton mail sur ma page aussi.
    A bientôt !

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  2. J'ai déjà entendu parler de ce roman mais sans jamais lire de chronique. Je suis donc ravie de lire ton avis afin de savoir un peu plus de quoi ça parle. Ce que tu dis donne envie, je le garde dans un coin de ma tête.

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  3. Je le croise souvent en librairie, je l'ai souvent dans les mains mais je le repose à chaque fois. La sortie du film m'a donné envie de le lire et il faudrait que je l'achète et le lise une bonne fois pour toute. Si tu aimes ce sujet, je te recommande Seul dans Berlin d'Hans Fallada, l'histoire de résistants allemands à Berlin au début de la guerre. Je ne compte plus le nombre de fois où je l'ai lu.

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  4. Je suis contente de vous avoir donné envie de lire ce roman à toutes les trois !
    @ Rosesfactory : merci pour le titre, je ne connais pas du tout. Je note car généralement, concernant les ouvrages sur la 2nde Guerre mondiale, je me tourne plus vers ce qui s'est passé en France. Ce serait intéressant de suivre des personnages allemands :)

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  5. J'ai beaucoup aimé Dolce également. J'ai trouvé cette histoire très bien écrite, prenante mais surtout, qu'elle illustre bien cette période qu'est l'occupation pour ceux qui ne sont pas allés au front. Et je suis d'accord pour la préface : touchante et très instructive !
    Alison Mossharty

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    1. Je suis d'accord avec toi concernant l'illustration de l'Occupation, et d'autant plus que c'est dans un village, et non à Paris, alors que l'on parle plus souvent de l'Occupation à Paris en règle générale.

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  6. J'en ai entendu beaucoup parler dernièrement avec la sortie du film mais je ne connaissais pas auparavant. Ton article m'éclaire enfin sur ce livre et son contexte d'écriture. Bien qu'inachevé, je vais le noter dans ma PAL. Je ne le lirai pas tout de suite car on en parle trop en ce moment et cela pourrait me gâcher la lecture. L'exode m'intéresse également car je n'ai jamais rien lu dessus

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  7. Tu as raison de parler de l'aspect inachevé qui donne une émotion supplémentaire. J'ai ressenti la même chose avec Le dernier Nabab de Scott Fitzgerald (que je te conseille vivement d'ailleurs ^^)

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    1. Je n'ai jamais lu de livre de Scott Fitzgerald :o (ne me tape pas !) alors je note volontiers ce titre !

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