samedi 21 février 2015

"Il exigeait des souvenirs, trop jeune qu'il était pour savoir que les souvenirs n'étaient que des souvenirs de souvenir."


 “Allongée dans le hamac, elle lisait de la poésie depuis plus d'une heure. Ce n'était pas facile : elle ne cessait de penser à l'arrivée prochaine de George, qui était allé chercher Cécil, et elle glissait constamment, par petits abandons à demi consentis, au point de finir tassée sur elle-même, le recueil au-dessus de la tête, au bout de son bras ankylosé. Comme la lumière faiblissait, les mots s'étaient mis à se fondre les uns dans les autres. Elle espérait avoir l'occasion d'observer Cecil de loin, d'absorber sa présence pendant un instant au moins avant qu'il ne l'aperçoive, qu'il ne lui soit présenté, qu'il ne la questionne sur sa lecture. Il devait avoir manqué son train ou, du moins, sa correspondance : elle le vit arpentant le long quai de la gare de Harrow et Wealdstone, rerettant d'avoir fait le déplacement. Cinq minutes plus tard, sous le ciel crépusculaire qui rosissait au-dessus de la rocaille, l'hypothèse d'un incident bien pire lui semblait déjà envisageable. Soudain, à la fois grave et excitée, elle se représenta l'arrivée d'un télégramme, la propagation de l'effroyable nouvelle ; elle s'imagina en proie à des sanglots incontrôlables, puis, des années plus tard, décrivant l'épisode à un tiers – sans pour autant avoir décidé en quoi consistait ladite nouvelle”.

Dès l'incipit nous découvrons Daphné, jeune fille de seize ans, qui, bien qu'elle le sache pas encore, va voir sa vie chamboulée en un week-end. Son frère, George, a en effet invité son ami rencontré à l'université, Cecil, dans leur domaine de Deux arpents. Ce qui ne semble qu'être un week-end sans importance est en fait le point de départ d'une histoire qui va traverser le XXe siècle. L'Histoire apparait en arrière-plan en ayant tout de même son importance puisqu'elle va profondément toucher la vie des personnages. A chaque nouvelle partie, (il y a 5 parties), nous faisons connaissance avec de nouveaux personnages en même temps que nous faisons un bond dans le temps, mais Daphné, Cecil et George restent au centre de l'attention. Deux thèmes traversent tout le roman : l'homosexualité et la mémoire. Très vite, le lecteur apprend que George et Cécil ne sont pas seulement amis, mais un peu plus que cela. Mais vivre son homosexualité au grand jour est impossible dans l'Angleterre de 1913. Aussi les deux jeunes hommes cachent-ils leur relation en s'affichant comme des proches amis. La famille de George est ravie de voir le garçon, timide et effacé, s'ouvrir davantage depuis qu'il connait Cecil. Mais George est totalement sous l'emprise de Cecil, l'aristocrate plaisant et affirmé, capable de charmer tout ceux qu'il rencontre. Mais surtout, Cecil est un poète. Il était donc tout destiné à séduire une famille au sens artistique développé.

Nous vivons ce week-end avec les personnages, puis nous faisons un saut dans le temps pour atterrir quelques années après la Première Guerre mondiale. Les personnages ont changé, font leur vie. Il y a tellement de changements que j'ai été un peu surprise, ne sachant pas où voulait en venir l'auteur. Mais je me suis laissée facilement porter par la plume de l'auteur. Ses descriptions empreintes de mélancolie m'ont transportée d'une époque à une autre. Le temps passe, nous suivons les personnages mais ceux-ci semblent toujours nous échapper. Il est difficile de s'attacher à eux mais cela n'est pas un point négatif à mes yeux. Si on ne peut pas les apprécier à leur juste valeur, c'est parce qu'on ne sait pas vraiment qui ils sont. Ils nous filent entre les doigts, comme le temps qui passe. Et leur mémoire n'arrange pas les choses. Lorsqu'on leur demande de se souvenir de ce fameux week-end où tout a changé, ils hésitent, changent leur version des faits, prétendent ne plus se souvenir. Et qui peut être sûr qu'ils mentent alors qu'eux seuls connaissent la vérité ? Se pose ainsi la question des écrits. Peut-on croire ce qui est écrit dans des mémoires ? Les personnages oublient, volontairement ou non, des événements du passé. Des souvenirs s'effacent ou sont modifiés en fonction des intérêts des personnages. Daphné, George, Cécil, mais aussi les personnes qui les entourent, tous ont des choses à cacher et évitent les questions qu'on leur pose sans cesse.

Il passa dix minutes sur la propriété, comme hypnotisé mais déconcerté aussi, attiré par chaque fenêtre. Il chercha partout un tout petit quelque chose, assez petit pour rejoindre les livres dans sa sacoche. Pas un pot de fleurs ni une brindille mais un souvenir indiscutable d'avant la Première Guerre mondiale. Un fer à cheval rouillé au-dessus de la porte d'entrée avait glissé de côté sur son clou, la bonne fortune avait chaviré : il aurait pu le décrocher aisément mais n'aima pas l'idée ; il le remit d'aplomb – quelques secondes après, le fer retrouva sa position de guingois. Devant les fenêtres, il y avait des parterres de fleurs à l'abandon, du genre où les cambrioleurs laissent des empreintes : il se pencha au-dessus d'eux. Main en visière, il scruta la pénombre à l'intérieur, où des prises de courant, des lignes et des carrés noirs sur le papier peint constituaient désormais l'unique décoration. Une grande pièce dotée de portes-fenêtres côté jardin avait dû être un salon. Paul imagina aisément Cecil faisant la cour à Daphné devant la cheminée en brique. Un carré de moquette beige élimée et tachée recouvrait une partie du parquet. Au fond, il distingua vaguement une alcôve pleine d'ombres, sous une énorme poutre en chêne. Il crut discerner ce que ce décor pouvait avoir eu de romantique, voire de beau ; mais lorsqu'il s'éloigna de la fenêtre, pour se promener dans les hautes herbes et prendre d'autres photographies, il trouva à la maison un air de gigantesque carcasse. Il remarqua alors qu'une partie avait été démolie : il restait un gros triangle noir sur le briquetage qu'un toit avait dû jouxter jadis. La nouvelle fenêtre qu'on avait percée, destinée à une salle de bains, n'était pas dans l'alignement des autres. Si on le voulait vraiment, on pouvait ôter tout son charme à un endroit, jusqu'au charme du délabrement. Paul avait cru qu'il retrouverait les choses telles qu'elles avaient été en 1913, plus profondément ancrées, naturellement, discrètement modernisées, adaptées avec goût, mais que tout serait encore là : la rocaille, le “bosquet scintillant” devenu un bois charmant, et les arbres entre lesquels avait été pendu le hamac portant encore les marques des cordes dans leur écorce. Il avait cru que d'autres enthousiastes auraient eu la curiosité de venir, au fil des ans, visiter la maison et qu'elle aurait arboré un petit froncement de sourcils d'estime de soi, habitée par la conscience presque amicale qu'on l'admirait. Elle serait digne de sa réputation. Mais, vraiment, il n'y avait rien à voir. Les fenêtres à l'étage, le regard vide, paraissaient méditer sur les reflets des nuages.

Les bâtiments eux-même sont la proie du temps qui passe. Du domaine de Deux arpents, rendu célèbre par un poème de Cecil, il ne reste que des ruines dont plus personne ne se soucie. Les événements ayant eu lieu à Deux arpents ne sont alors plus qu'un lointain souvenir.

Il y a des non-dits dans ce roman, des choses que l'on cache par honte et parce que la société n'est pas toujours prête à entendre la vérité. L'homosexualité est un tabou, puis elle fait l'objet d'un grand intérêt, si bien que les écrivains homosexuels sont mis sur le devant de la scène. Les personnages nous échappent, et avec eux disparaissent leurs secrets. Ce roman, servi par une plume mélancolique, offre également une belle réflexion sur l'écriture et l'art en général.

9 commentaires:

  1. Je l'ai gagné à un concours grâce aux blogs !! (mon deuxième concours gagné en 2 semaines, moi qui ne gagne jamais rien)
    On m'a dit que c'était dans l'ambiance de Downton abbey ?

    RépondreSupprimer
  2. P.S. : j'ai répondu à ton commentaire sur mon blog :-)
    C'est dommage qu'il n'y ai pas un système d'alerte car on ne sait jamais si quelqu'un nous a répondu ou si on voit notre réponse sur blogspot (d'autres plateformes le font)

    RépondreSupprimer
  3. Deux concours gagnés ! Tu as de la chance ^^

    Le début peut faire penser à Downton Abbey parce que ça commence en 1913. Mais ça s'arrête là (à mes yeux). Les deux thématiques centrales sont vraiment : l'homosexualité et la mémoire. L'ambiance est assez particulière, c'est très mélancolique.

    J'espère que ce roman te plaira en tout cas !
    Je suis d'accord pour ce système d'alerte de réponse aux commentaires. Parfois je vais voir si on m'a répondu mais pas toujours ^^

    RépondreSupprimer
  4. Je ne suis pas si sûre qu'il me plaira alors. Je verrai bien !

    Oui, je n'y pense pas toujours non plus.

    RépondreSupprimer
  5. Sympa ! Pas dans mon genre pour le moment mais je retiens !
    Merci pour ton commentaire chez moi 😊

    RépondreSupprimer
  6. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

    RépondreSupprimer
  7. Ce roman me fait de l’œil à chaque fois que je le croise. Quelque chose me dit que je vais bientôt craquer !

    RépondreSupprimer
  8. @LeSalon DesLettres -> Je serai curieuse de voir ton avis alors ! :)

    @Saleanndre -> Oui ça dépend des envies lectures du moment. Mais je t'en prie, j'aime toujours passer sur ton blog ;)

    @labibliothequedebenedicte -> C'est bien de craquer ! =D

    RépondreSupprimer
  9. Il est dans ma PAL ! Je ne sais pas encore quand je vais le sortir mais bientôt ! ;)

    RépondreSupprimer